Counter-Ideological Uses of 'Totalitarianism' (Compte-rendu)
05/02/2025. Compte-rendu d'un article de Herbert J. Spiro & Benjamin R. Barber, publié en 1970.
Les auteurs de cet article considère que la notion de "totalitarisme" est floue et peu utile, ce qu'ils ont développé dans d'autres publications. Dans celle-ci, ils se contentent de dire que l'opposé du totalitarisme n'est pas clair : est-ce la démocratie, l'état de droit, ou encore le laissez-faire ? Cet aspect n'est cependant pas approfondi ici. Les auteurs cherchent avant tout à analyser la façon dont il a été utilisé pour justifier les politiques extérieures des États-Unis durant la guerre froide, et ce, selon quatre axes principaux, que nous reprendrons pour ce compte-rendu.
L'article est excellent et très dense. Nous en recommandons fortement la lecture pour tous ceux qui s'intéresseraient au concept de totalitarisme.
1. L'Allemagne et le Japon
Après la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne et le Japon sont devenus des alliés proches des USA, et ce en dépit des tragédies qui avaient accompagné la guerre. Les USA ont donc rapidement laissé tomber le programme de "dénazification" en Allemagne de l'Ouest et ont aidé ces deux pays à se réarmer. La théorie du totalitarisme était très utile pour justifier ça puisqu'elle permettait d'innocenter ces deux peuples, autant à un niveau collectif qu'indviduel : la terreur totalitaire était telle que la résistance était impossible, et c'est donc pour cela qu'ils ont obéi.
De plus, comme la résistance est impossible, cela implique qu'un régime totalitaire ne peut pas être renversé de l'intérieur. Il faut une intervention militaire pour le faire tomber. Cela permet de présenter la Seconde Guerre mondiale comme une intervention humanitaire des USA pour libérer ces peuples, qui lui sont donc reconnaissants et deviennent ses alliés.
L'article est trop vieux pour ça mais il serait possible de faire un parallèle avec les politiques américaines au Moyen-Orient, qui consistaient juste à renverser les "dictateurs" locaux sans vraiment se poser la question de l'après, en partant du principe que les peuples seraient heureux d'être libérés et organiseraient d'eux-mêmes des démocraties libérales. Dans ce cas, la pratique a suivi la théorie, alors que durant l'après-guerre, c'était plutôt l'inverse. En revanche, l'article est assez récent pour noter que les régimes communistes n'ont pas connu la spirale infernale d'accélération constante prévue par le modèle totalitaire mais se sont réformés pour devenir moins autoritaires, chose censée être impossible.
En tout cas, il note que cette lecture de l'histoire allemande et japonaise revenait à concevoir les rôles de ces deux pays durant la Seconde Guerre mondiale comme ne présentant aucune continuité avec leurs passés ou leurs futurs, mais comme quelque chose d'épisodique, une sorte d'épiphénomène. Dans le même temps, le totalitarisme représenterait une force psychologique universelle, loin d'être cantonnée à des peuples ou des circonstances particulières, qui est toujours à risque de ressurgir en chacun. Hitler n'est la faute d'aucun homme ni d'aucune nation mais un atavisme auquel l'humanité doit faire face collectivement. La théorie du totalitarisme ne cherche pas à expliquer pourquoi cette capacité de l'être humain à faire le mal ne s'est manifestée que dans certains contextes et pas dans d'autres.
2. Les Rouges
L'URSS, qui était l'alliée des USA pendant la Seconde Guerre mondiale, est rapidement devenue son ennemie. Pour justifier ça, il y a eu une sorte de théorie du fer à cheval, comme quoi Hitler et Staline c'était la même chose parce que leurs régimes avaient un caractère "totalitaire", dont l'importance dépassait de très loin les différences de leurs idéologies respectives. Les extrêmes se rejoignent en tant qu'extrêmes, et on peut donc comprendre Staline en analysant Hitler.
La notion de totalitarisme permettait de réarticuler le contexte complexe de la guerre froide en une lutte simpliste du bien contre le mal, une continuation de la Seconde Guerre mondiale, avec les Américains dans le rôle des gentils. Il y avait deux blocs monolithiques, les démocraties et les rouges, que l'on supposait assez homogènes. Certes, il y avait des conflits internes, mais quand par exemple la Chine s'opposait à l'URSS, c'était perçu comme une lutte entre des manifestations différentes de la même menace.
Cette notion permettait aussi d'expliquer les échecs diplomatiques américains, comme l'incapacité des Nations Unies à arbitrer les conflits entre grandes puissances, en disant que les pays totalitaires ne raisonnent pas de la même manière que les autres. Ajoutons que, comme les régimes totalitaires étaient réputés immunisés aux réformes et aux révolutions, la seule façon de s'y opposer sérieusement était par la force.
Jusque-là, les Américains se percevaient comme des pragmatiques dans l'ordre international. On assiste donc à un changement : ils deviennent les paladins d'un ordre moral, les "gendarmes du monde", qui se battent pour le bien de l'humanité en général et pas uniquement pour leurs propres intérêts.
Selon la théorie, les régimes totalitaires se caractérisent par le fait qu'ils aient une idéologie, alors que les démocraties n'en ont pas, préférant la liberté. On pourrait reformuler ça un peu différemment : les régimes totalitaires ont une idéologie au niveau collectif, alors que les démocraties laissent aux individus choisir leurs propres valeurs, du moment qu'ils ne cherchent pas à les imposer collectivement. Le raisonnement derrière est qu'on ne peut pas faire confiance au gouvernement pour s'occuper de ça, et donc qu'il est préférable qu'il soit neutre. Quand il essaye de s'en occuper, ça donne du totalitarisme, c'est-à-dire des tentatives de plus en plus brutales pour réaliser l'idéologie, chose impossible en pratique.
On ne peut pas parvenir à une paix durable avec les régimes totalitaires parce que leur idéologie les pousse à croire qu'ils représentent le bien et que leurs adversaires représentent le mal. Ils ne peuvent donc pas concevoir de laisser le moindre mètre carré de la Terre tomber entre les mains des démons. Les auteurs de l'article font remarquer que la soi-disant "non-idéologie" libérale fonctionne de la même façon, avec le spectre du totalitarisme dans le rôle des démons, qu'il faut combattre partout où il se manifeste.
Les auteurs de l'article identifient correctement ce culte de la "liberté" comme une forme de nihilisme, parlant du "principe de n'avoir aucun principe absolu", formule paradoxale qui rappelle celles de Guénon comme quoi "la négation des principes est l'essence même de l'individualisme". Cela dit, cette remarque vaut aussi pour les rouges, puisque leur but est également la liberté, dont ils considèrent qu'elle est entravée par les rapports d'exploitation économique, qui sont perçus comme une réalité scientifique et non comme une idéologie. On peut noter que, si le totalitarisme s'oppose au nihilisme, alors les rouges ne devraient pas être considérés comme totalitaires mais comme une tentative différente de réaliser la "démocratie", alors que les monarchies médiévales devraient l'être, ce qui n'est pas le cas. On ne peut même pas dire que cette idée éclaire particulièrement le concept, qui reste inintelligible.
3. Le Tiers-Monde
À la suite de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient fait pression au sein du bloc occidental pour que l'indépendance soit accordée aux colonies. Ils s'attendaient à les garder comme alliées et à ce qu'elles deviennent des démocraties, mais des dictatures ont vu le jour un peu partout et se sont souvent tournées vers le socialisme et des alliances opportunistes avec les rouges.
La notion de totalitarisme expliquait ce retournement et justifiait les politiques néocoloniales américaines. Par exemple, elle divisait les dictatures entre les "normales" d'un côté, qui laissaient le marché relativement libre, et les "totalitaires" d'un autre, qui pratiquaient une sorte de dirigisme et entretenaient des relations cordiales avec les rouges. Dans cette situation, il fallait soutenir les premières comme des alliées dans la lutte contre l'ennemi mortel que représentait le communisme. À vrai dire, les dictateurs soutenus par les Américains cimentaient souvent leur pouvoir en faisant des purges sous prétexte d'éliminer les communistes.
En fait, le concept de totalitarisme permettait aux Américains d'utiliser exactement les mêmes méthodes autoritaires que leurs adversaires en justifiant ça avec une différence d'objectifs et l'urgence de lutter contre le communisme. La purge des opposants politiques par Staline est totalitaire, donc dangereuse, alors que celle par Pinochet est anti-totalitaire, donc respectable. Il en allait de même pour tout ce qui est ingérence de la CIA.
Comme la géopolitique avait été reformulée en termes d'un combat apocalyptique du bien contre le mal, la neutralité n'était pas acceptable. Toute tentative de créer un troisième bloc était reçue avec hostilité, même si elle venait de pays démocratiques ou parlementaristes.
4. L'arme nucléaire
La théorie voulait qu'un régime totalitaire doté de l'arme nucléaire l'utiliserait dès qu'il aurait l'occasion de le faire en toute impunité, sans considération pour les vies humaines sacrifiées. Il devenait donc impératif de développer une contre-menace et d'arriver à un "équilibre de la terreur", justement pour que cette impunité n'existe plus.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains pensaient qu'ils garderaient le monopole nucléaire pendant un certain temps et pourraient s'en servir pour imposer un nouvel ordre international libéral. Cependant, une fois que les rouges en furent dotés également, c'est un outil qui fut totalement neutralisé par le fameux "équilibre de la terreur", qui paralysait en grande partie les relations internationales.
Certains libéraux avaient tellement peur du communisme qu'ils disaient qu'il fallait frapper en premiers avec le feu nucléaire, dans une logique de "plutôt mort que rouge" (better red than dead). Les auteurs de l'article notent qu'ils n'appliquaient pas juste cette logique à eux-mêmes mais en faisaient un impératif catégorique pour toute l'humanité, et qu'ils ont décidé à la place des Vietnamiens qu'il vallait mieux pour eux d'être détruits que de tomber sous le communnisme, ce qui peut expliquer l'échec de cette politique.
Cela dit, la géopolitique nucléaire est l'aspect le moins développé de l'article. On sent que les auteurs ne lui ont pas accordé le genre de réflexion profonde qui est allé dans les trois autres parties.