Dr Popper's Defense of Democracy (Compte-rendu)
05/02/2025. Compte-rendu d'un article de Richard Robinson, publié en 1951
Cet article est un commentaire sur La Société Ouverte et ses Ennemis, de Karl Popper, qui est une défense de la démocratie contre ses deux principaux critiques, Marx et Platon. Robinson concède ne pas s'y connaître suffisamment sur Marx pour avoir quelque chose à redire sur les critiques le concernant, mais il se montre beaucoup plus réactif vis-à-vis de celles sur Platon. Si Robinson n'était pas soudainement frappé d'amnésie de Gell-Mann, il devrait conclure que, si Popper a fait preuve de peu de rigueur, voire de malhonnêteté, dans ses attaques contre Platon, il est peu probable que celles visant Marx valent mieux. En tout cas, l'article se concentre sur Platon, ce qui est plus intéressant pour nous, la pensée du Grec étant bien plus pertinente pour les sociétés traditionnelles que celle de l'Allemand.
Robinson commence par critiquer le choix de certaines traductions plutôt que d'autres. Il dit qu'il est certes vrai que certains sont biaisés en faveur de Platon et que cela les pousse à faire des traductions malhonnêtes pour minimiser les points de friction avec l'esprit du temps, et il estime que Popper est biaisé exactement de la même façon mais en sens inverse, exacerbant les tensions avec des traductions malhonnêtes.
Ensuite, il accuse Popper de ne répond pas au principal argument de Platon contre la démocratie, qui est que la politique est une science et qu'elle devrait donc être laissée à des spécialistes. On ne vote pas pour les problèmes de dents, on laisse les dentistes s'en charger, alors qu'on laisse des non spécialistes voter sur des questions de société ou d'économie sur lesquelles ils ne sont clairement pas compétents. C'est l'argument phare de Platon, et en refusant de s'y attaquer, Popper n'a pas su produire une critique réellement pertinente.
Robinson dit qu'il y a une tension entre l'approche politique ancienne, qui se demandait avant tout "qui devrait gouverner ?", et la moderne, qui se demande plutôt "comment nous protéger des mauvais dirigeants ?". On peut noter que la première approche amène à réfléchir en termes de qualité du souverain et la seconde en termes de systèmes. Robinson a une préférence marquée pour l'approche moderne mais ne la justifie pas, estimant que tout le monde est désormais d'accord avec ça et que ce serait une perte de temps. On pourrait répondre qu'au contraire, un système ne fonctionne que si ceux chargés de faire appliquer ses règles le font réellement (donc qu'ils ne sont pas corrompus), et de manière compétente. La question de la qualité et de la vertu des dirigeants n'est pas négligeable.
Ensuite, il dit dans un court passage qui dit que Socrate n'était pas politiquement autoritaire, contrairement à Platon. Pour en arriver à cette conclusion, il se base uniquement sur les premiers dialogues, ceux qui sont réputés correspondre au mieux à la pensée réelle de Socrate. Pourtant, nous avons d'autres documents, comme les Mémorables de Xénophon et l'Accusation de Socrate de Polycrate, qui vont dans le sens d'un Socrate anti-démocrate. Xénophon répète d'ailleurs l'argument phare de Platon en disant que Socrate disait que "c'est folie de nommer les magistrats à la fève, alors que personne ne veut s'en remettre à la fève pour le choix d'un pilote".
Il faut dire qu'il y a une sorte de suite logique entre la recherche rigoureuse de la vérité telle que pratiquée par Socrate et l'argument technocratique associé à Platon. D'ailleurs, aucun de ses élèves n'a été démocrate. Alcibiade et Critias ont joué des rôles de premier plan dans le régime des Trente, Xénophon a passé beaucoup de temps dans l'Empire Perse, et les idées anti-démocratiques de Platon ont été largement exposées dans ses ouvrages, en plus de s'être manifestées par ses voyages à Syracuse. On se demande comment le gentil petit démocrate Socrate n'aurait pu produire que de méchants despotes.
Dans sa critique de Platon, Popper oppose le bien de la cité et le bien des individus qui la composent, disant que la cité est une abstraction alors que les individus sont bien réels, et donc qu'il ne faut pas sacrifier les seconds à l'autel de la première. Robinson est d'accord avec lui. Pourtant la cité n'a rien d'abstrait, il faut simplement comprendre qu'elle ne se limite pas aux individus actuellement vivants parce qu'elle inclut les ancêtres et les descendants.
Infliger un peu de souffrance à un individu actuellement vivant pour produire un plus grand bien pour les générations futures ne me semble pas être un calcul si aberrant que ça, mais il semblerait que l'idée même du "long terme" soit impensable pour certains démocrates. C'est exactement comme ça qu'on en vient à vider les coffres et à endetter la cité, infligeant un lourd fardeau aux générations futures pour le bien de celle actuellement en vie. Après tout, au moment où la décision est prise, les générations futures ont quelque chose d'abstrait, elles ne sont pas aussi réelles que les individus actuellement en vie...
En tout cas, Robinson considère qu'il y a une contradiction à ce niveau chez Popper. Si le but de la politique est de réduire la souffrance humaine, comme il l'affirme, alors il ne peut pas reprocher à Platon de proposer de mentir aux citoyens au nom du bien de la cité, ce qu'il fait pourtant. Il n'y a rien de délirant à penser que mentir aux gens puisse amener à une réduction de la souffrance, et auquel cas, le système éthique de Popper ne permettrait pas de s'y opposer.
Popper ne se contente pas de dire que Platon avait des opinions politiques déplaisantes, il l'attaque encore et encore à un niveau personnel, en disant qu'il recherchait juste son intérêt personnel et non le bien commun comme il le prétendait. Robinson lui répond par une citation intéressante :
Est-ce que le Dr. Popper n'a jamais eu l'impression déprimante que peut-être certaines vérités importantes sont trop subtiles ou étranges pour être un jour acceptées par la majorité des hommes, et que les contraires de ces vérités, des erreurs importantes et dangereuses, convaincront toujours la majorité des hommes quand elles sont avancées ? Si cette horrible supposition correspondait à la réalité (et rien dans la logique ne s'y oppose), quelle serait la meilleure tactique pour quelqu'un qui voudrait faire triompher le bonheur ? La réponse qui s'impose est que ce serait la même que celle de Platon dans ses attaques contre l'égalitarisme dans la République. Il aurait bien pu croire qu'il s'agissait là d'une erreur dangereuse qui passera toujours pour une vérité aux yeux de la majorité.
Popper adhère à toutes les idées politiques modernes :
- Insister sur les systèmes plutôt que les qualités et les vertus.
- Les lois ne sont que de pures constructions arbitraires, elles n'ont pas à correspondre à un quelconque ordre naturel. (Positivisme.)
- L'urgence de la souffrance, qui est réelle, pas comme les abstractions de la spiritualité ou des générations futures. (Court-termisme.)
Il a aussi développé l'idée bien connue de "paradoxe de la tolérance", comme quoi la tolérance ne peut pas tolérer l'intolérance, sous peine d'être vaincue par elle. N'importe qui de censé verrait là une réduction à l'absurde du concept même de tolérance (qui ne "tolère" que ce qui ne s'oppose pas à elle), mais pas Popper, ni Robinson d'ailleurs.
Ce qui est regrettable, c'est que nous désirions nous procurer cet article avant tout pour ce qu'il avait à dire sur la notion de totalitarisme, qui est peu claire et mérite d'être critiquée, mais le passage en question s'est avéré être assez court. On considère généralement certains régimes du XXe siècle comme des exemples de "totalitarismes" : l'Italie fasciste, l'Allemagne nazie et l'URSS, en particulier sous Staline. Dire que la Cité idéale de Platon appartient à la même catégorie que ceux-ci ne va pas de soi et mériterait d'être argumenté, mais Popper ne le fait pas. En fait, Popper ne définit pas ses termes de manière générale, parce que ce serait de l'essentialisme, selon lui. On rencontre un problème similaire avec son insulte principale dans ce livre, "historiciste", dont il n'est pas clair du tout qu'elle s'applique à Platon, ou qu'il y ait un lien logique réel entre la théorie des archétypes de Platon et "l'historicisme". D'ailleurs, on peut supposer qu'il en va de même pour la "démocratie" elle-même, terme qui semble s'appliquer au tirage au sort athénien et à la démocratie représentative libérale, mais pas aux théories marxistes, à première vue.
En guise de conclusion, nous dirons que Robinson a su adéquatement montrer le manque de rigueur et même la malhonnêteté de Popper sur le cas de Platon, alors même qu'il partage nombre de ses opinions politiques. Nul doute que d'autres auteurs ont fait la même chose pour Marx, et que le résultat a été similaire. Les apports de Popper en philosophie des sciences étant plus sérieuses, on aurait pu s'attendre à mieux en termes de philosophie politique ; il y a là quelque chose de décevant.